Le temps des prédateurs est-il de retour ?

Le temps des prédateurs est-il de retour ? C’est le thème du récent livre de G. Da Empoli « L’heure des prédateurs ». Il propose une collection de portraits de ces nouveaux despotes épris d’ambitions et de pouvoir absolu. La référence à Machiavel aux temps des Borgias que propose l’auteur, éclaire sur ce retour inquiétant de l’histoire …
Souvent le mot prédateur éveille l’attention, l’interrogation, voire la crainte. Il en est ainsi de notre vocabulaire composé de termes, d’expressions, n’ayant pas la même force et ne suscitant pas les mêmes réactions. Plus précisément, le dictionnaire de l’Académie française rappelle que le mot prédateur vient du latin praedator, « pillard, voleur ». Toujours d’après le dictionnaire, en économie, un prédateur est un individu ou un groupe organisé rachetant les entreprises en difficultés pour assurer sa domination dans un secteur d’activités. Le terme désigne aussi un tueur ou un maniaque s’attaquant le plus souvent aux êtres les plus vulnérables.
Récemment, Giuliano Da EMPOLI, déjà fort connu pour son livre le « Mage du kremlin », a remis à l’honneur la question de la prédation, y compris économique, en publiant en 2025 son ouvrage « Le temps des prédateurs ». Sa lecture est riche d’analyses, de points de vue, et d’enseignements. Tel un caricaturiste, non sans finesse et humour parfois sombre, il dresse une galerie de portraits des nouveaux borgiens, par référence aux Borgia, famille très influente des XV° et XVI° siècles. C’est là sa thèse principale !
Quelques exemples pour illustrer son regard sur les prédateurs des temps modernes audacieux et sans limites. Le premier se déroule au Ritz-Carlton à Ryad. Le jeune prince héritier, épris de grandeur et de modernisme, en 2017, décide d’inviter les trois cent cinquante hommes les plus riches du royaume. Après les avoir dépouillés de leurs pièces d’identité, téléphones et portefeuilles, les invités sont isolés
dans ce luxueux hôtel pendant trois mois. Chacun va se voir accuser de corruption. Tous seront obligés de s’en dédouaner aux conditions fixées par le prince héritier. L’invitation totalement inattendue, conjuguée à la peur, a fait son chemin. Autre exemple tout aussi sidérant, celui du jeune président du Salvador, Nayid BUKELE. A la suite d’un nouvel attentat, prenant une initiative audacieuse, il ordonne à l’armée de faire emprisonner toutes les personnes tatouées de son pays, quelles qu’elles soient, délinquantes ou pas. Résultat : quatre-vingt mille personnes se retrouvent en prison amenant un effondrement de la criminalité. Dernier exemple, dans un monde dominé par les plateformes et l’effritement de nombreux garde-fous, les seigneurs de la tech et de « l’insurrection numérique » occupent une place prépondérante. Pour eux, au centre du jeu et profitant du chaos, la règle désormais est : « La viralité prime sur la vérité et la vitesse est au service du plus fort ».
Cette déambulation dans le monde contemporain, à laquelle nous invite l’auteur, nous questionne sur ces nouveaux prédateurs agissant sans limites avec souvent des moyens expéditifs. L’originalité de la démonstration et de la grille de lecture utilisée résulte tout particulièrement de la référence historique. L’auteur, en effet, pour comprendre notre monde, nous ramène aux 15° et 16° siècles. A l’époque, Machiavel, dans son court traité « Le prince » de 1513, prend, dit-on, César BORGIA comme modèle du prince qui réussit à s’imposer avec l’épisode sanglant de Senigallia et grâce à sa virtù hors du commun faite de ruse et d’habileté. Pour l’auteur les borgiens sont toujours là, et les prédateurs d’aujourd’hui ont les mêmes traits que par le passé.
Indépendamment du point de vue développé dans cet étonnant livre, la leçon qui s’en dégage est que dans un monde qui se transforme, ce dont nous sommes tous convaincus, l’histoire reste souvent bonne conseillère. Y recourir permet de mieux saisir les mouvements du présent. N’est-ce pas là un paradoxe parmi d’autres !
René DRIVET